Aussi loin que remonte ma mémoire, la vie a toujours été une grande rivale. C'est bien simple, dès ma naissance j'étais d'une laideur, paraît-il, si infâme que la sage-femme s'évanouit devant les cuisses écartées de ma mère. En vérité, il est certain que la beauté ne s'est pas trop attardée sur moi, mais je connais quelques culs culbutés qui vous promettront que je suis loin d'être repoussant.
J'ai vécu la majeure partie de mon existence dans les landes septentrionales. Seda, le grand royaume où prônent Respect et Puissance. Et moi, je ne bois que de l'eau. Ah ! Baliverne que voilà. Dès votre premier jour dans ces contrées béotiennes, je vous suggère – si vous souffrez d'être en deçà de la norme populaire – de masquer votre difformité au plus vite sans quoi vous vous verrez plus amoché qu'un cul de pute.
Heureusement pour moi, mon côté elfique a toujours endigué la hargne des abrutis. Allez savoir pourquoi, les esgourdes pointues ont toujours eu de l'effet sur les gens, non que je m'en plaigne évidemment.
Lorsque j'ai le temps – et l'occasion – j'aime voyager vers ma ville natale. Un merveilleux endroit répondant au doux nom de Fort Braville. Cachot, rempart, salle de torture, cantine délabrée... Le genre de place où tout môme rêve de grandir.
Comme dit le dicton nain : « Il ne faut pas être beau pour avoir de la chance ». Dans mon cas, c'était vrai. Après ma naissance mémorable, ma mère dut quitter mon père précipitamment. Un soldat qui avait plus d'inquiétude pour l'avenir de sa carrière que la protection de sa famille. Un homme charmant. Elle finit par se réfugier dans la forêt car, comme tous le savent, l'arbre est la seconde résidence de la dryade. Pendant vingt ans, nous avons vécu reclus du monde. Cyraliel, ma génitrice, avait trouvé une caverne souterraine en s'y cognant le crâne lors d'une chute. Et je me demande encore pourquoi je n'ai pas tout le lembas dans le même paquet. Mais ne nous attardons pas sur cet endroit, ce qui est important, c'est là où débouchait la grotte. L'ami, je n'ai encore jamais vu plus bel endroit dans mon existence – sauf peut-être l'entrejambe d'une sirène, à vérifier.
Un vallon au creux d'une gorge luxuriante où le soleil réchauffait aux heures les plus agréables. Une cascade d'or et de lumière s'échouait du haut de la paroisse jusque dans un fleuve en contrebas. Et là, exactement au milieu, dans l'herbe fraîche caressée par le vent du sud, l'Arbre-Mère. C'est ainsi que nous nommions notre demeure. Mère m'avait raconté l'existence complice entre la dryade et son arbre. Lors de ma cinquième année, je reçus le mien. Il était planté là, près de notre bicoque d'amour.
Cela fait longtemps que je n'ai plus visité mon vieil ami. Mais je suppose qu'il pète la forme, sans quoi je ne serais plus de ce monde.
À quinze ans – comme tout adolescent qui se respecte – la vie m'offrit deux choses : l’acné et le désir d'aventure. Oh oui, l'ami, vous connaissez ce sentiment. Ce désir d'être libre, de cracher au visage de l'emmerdeur, de parcourir le monde sans foi ni loi en vivant d'amour et d'eau fraîche. Car Curiosité et Passion se bousculent aux portes de l'assouvissement. Et c'est ce que j'ai fait : j'ai embrasé les joues perlées de larmes de ma mère, pris mon sac d'infortune et suis parti en quête de la grande et fascinante Carathiel.
Je crois que je n'ai jamais autant chié dans mon futal. La morve au nez et la queue entre les jambes, je cherchais désespérément l'accès à la grotte après une semaine d’errance. Pourtant, le seul danger que j'encourus était un fermier qui avait pris mes cuissots pour une botte de foin. Je déguerpis aussitôt, mais le reste de l'aventure se révéla morne et décevant.
C'est à ce moment-là que je fis la connaissance d'un être exceptionnel. Pas plus haut que trois pommes et pourtant si grand à l'intérieur. Ce feu follet – répondant au nom de Lon-lon – apparut devant moi alors que je mourrais de faim, près du fleuve de l'amitié. Ah, oui ! Ça pour en être une. Lon-lon dénicha une souche creuse pour m'abriter et cueillit quelques végétaux comestibles. Ce petit être m'avait sauvé la vie.
Malgré ce qu'il se dit sur leur nature dangereuse, ce feu follet n'a jamais éprouvé quoi que ce ne soit d'autre que le plaisir de m'aider. Il arrive, certes, quelquefois que ce corniaud use d'un tour ou deux pour me mettre dans l'embarras mais... la plupart du temps, je l'avais mérité.
Nous voyageâmes longtemps et beaucoup. Carathiel n'était que la première étape de notre périple. Aux mines abandonnées jusqu'au village de Teoli, nous avons exploré tous les recoins du royaume. Nous vivions de menus larcins que je dépensais plus en catins qu'en nourriture – au grand dam de mon compagnon. Le jour, nous marchions ; la nuit, nous vivions. Feu de Bengale, ombre dansante, jupe tourbillonnante, les chants allaient de concert avec le rythme des applaudissements. Nous étions ivres, ivres de joie. Nous étions les rois d'un soir, les rois de chaque soir. La nuit était notre putain, la musique notre royaume. La bohème était notre vie. Ces gens-là, l'ami, ces gens-là, ils sont laids, ils sont beaux, les cheveux pleins de poux. Et pourtant qu'ils sont beaux, ceux qui n'ont pas le sou. Car croyez-moi ou non, les rois envient le bonheur de ces gens-là.
Je vécus sur les routes pendant dix ans encore. À l'âge de vingt-cinq ans, je m'étais fait une réputation parmi les malfrats et les gitans. La Balafre, voilà le doux surnom qu'on m'avait attribué dans le milieu. Ma foi, à défaut d'être plaisant il est véridique.
À cette époque, la garde en avait déjà un peu plus après moi. Je pense que réchauffer la couche d'une jeune niaise au sang bleu en est pour quelque chose. Que voulez-vous, je ne pouvais pas laisser cette pauvre enfant mourir de chagrin d'être encore mademoiselle à dix-huit ans. Il est vrai que le bougre avait un air familier avec les ogres mais bon, toutes les femmes sont belles de dos.
Durant cette période, il fallait m'entraîner. Je devenais un gibier de choix pour la milice et quelques tavernes de la région se plaisaient à clouer ma face sur leur porte. À mon grand étonnement, c'est à ce moment-là que je découvris mon affinité avec la magie. Et pas des moindres ! N'ayant jamais reçu d'éducation, je n'y connaissais rien à la sorcellerie. J'ai donc appelé humblement ce sort : domination.
Croyez-moi, cette merveille a fait baiser la culotte de jouvencelles plus d'une fois. Mais là où il devient magnifique, c'est lorsque ma cible n'est rien d'autre qu'un membre de lignée noble. Je dois dire que les manoirs sont agréables en Rüde. Tandis que je manipulais ma victime, Lon-lon se chargeait de veiller et de réchauffer mon corps inerte. Quel brave petit, je crois ne l'avoir jamais remercié pour ça.
Avec mes origines hybrides, mon règne de brigand et mon usage de magie abusif, il était inévitable que tôt ou tard, l'armée elle-même intervienne dans mes affaires. D'abord, nous avions évidemment à faire aux mercenaires. Des cul-de-jatte, oui. Jamais vu balourd pareil. Mais les choses se corsèrent avec la décision de m'enregistrer comme hors-la-loi.
C'est la dernière fois que je revis mon chez moi. Avec ma réputation ne faisant qu'empirer, je jugeai bon de m'isoler quelque temps à l'Arbre-Mère. Grâce à Lon-lon, je finis par retrouver la caverne et le vallon. Je sentis quelque chose de douloureux et de mélancolique en moi. Vous savez, lorsque vous revenez dans un endroit cher à vos yeux, mais que quelque chose cloche. Quelque chose de changé. Vous avez beau retourner tout sens dessus dessous, rien n'y fait. Et puis, vous réalisez. Ce qui a changé, c'est vous.
Ma mère était morte. Je l'ai retrouvé assise contre un rocher au bord de la gorge. Je n'ai jamais pleuré pour une femme, il faut un début à tout.
Ma vie après ça passa tranquillement pendant quatre ans. À l'époque, j'avais ouï qu'un traité de paix avait eu lieu entre Ysyra et Ciend. Il était peut-être temps pour moi de voir du paysage avec mon vieil ami.
Le peuple de l'eau fut une expérience terriblement éprouvante. Pas une proie facile ! Je maudis la Tisse-Eau d'avoir engendré de tels culs bénis ! Mais la richesse, quant à elle, la richesse coulait à flots là-bas. Je rangeai ma carrière de malfrat pour un boulot plus honorable. Bien qu'à première vue le mercenariat ne paye pas de mine, la région des cascades avait à l'époque que peu de conflits intérieurs. Sauver quelques Orhynerbes empotés, cogner quelques faces de morues à l'auberge du coin... Une routine qui s'installa bien vite.
Mais mon passé me rattrapa bien vite. Reconnu par un marchand itinérant de passage à Orsin, je fus immédiatement rapatrié jusque Carathiel où l'on me jugea en cour martiale. Verdict : enrôlé dans l'armée ou pendaison. Malheureusement pour eux, j'entretiens un lien très étroit avec mon cou.
Lors de ma septième année au sein du régiment, j'avais vécu quarante-deux Trëde. Même si mon ascendance me promettait un avenir long, je crois n'avoir jamais autant prié de mourir qu'en ces années-là.
La haine et le mépris empestaient à chaque coin de rue. Les bleus s'acharnaient entre eux pour le bon plaisir des gradés. Nous étions des chiens dans la fosse et seul le plus fort méritait son os. Lon-lon avait disparu. Après mon jugement, j'avais été suffisamment blessant avec lui pour l'éloigner. J'avais tout perdu.
À l'âge de cinquante et un an, je pus m'enfuir lors d'une patrouille. Docile et discret, je reçus la permission de partir en mission dans l'Est afin de stopper une émeute. Je profitai de la confusion générale pour partir, faisant de moi un bon et loyal conscrit.
Je me réfugiai dans les terres étrangères de Ciend où je fus vite intercepté par la milice du coin. Les étrangers venant par Charmon n'étaient pas vraiment les bienvenus par ici. Lorsque j'eus terminé mon histoire, je fus rapidement emmené à la caserne principale de Falcon. Choyé et soigné aux petits oignons, l'armée reçut ainsi beaucoup d'informations. C'est là que je l'ai connu : Andraha Seme. S'il y a bien une femme au cul le plus froid au monde, c'est elle. Et pourtant, ses traits angéliques, ses formes pures et parfaites... J'en venais presque à regretter mes vœux d'abstinence à la magie. Juste une fois, une seule et j'aurai entraperçu les portes du paradis.
Mais la réalité me rattrapa bien vite : elle était ma geôlière et moi son prisonnier. Pendant de longs et ennuyeux interrogatoires, je dus répondre à ces questions interminables. Lorsqu'elle en eut fini avec moi, Falcon accorda mes conditions avant de parler : obtenir un abri sûr et retrouver Lon-lon.
C'est ainsi que je reçus une parcelle de terre dans les Dunes des vents aux côtés de mon légendaire compagnon. Un endroit charmant où règnent deux choses : le calme et la solitude. Par moments, Andraha me rend visite. Malgré mes avances, elle ne vient à chaque fois que pour parler affaires. Les temps sont durs pour qui mène la vie de conscrit.